HISTOIRE - Histoire de l’histoire

HISTOIRE - Histoire de l’histoire
HISTOIRE - Histoire de l’histoire

L’historiographie est le nom, un peu lourd mais assez communément adopté, qui désigne en français une sorte d’histoire au second degré: l’histoire de la façon d’élaborer et d’écrire l’histoire, que l’on nomme ailleurs Geschichtswissenschaft , Geschichtsschreibung , Historical writing .

Le mot et la chose peuvent souffrir des mêmes ambiguïtés que recouvrent le terme et la notion d’histoire, même si l’on admet, pour dissiper la plus grosse équivoque, qu’ils renvoient l’un et l’autre à l’étude ou à la connaissance du passé des sociétés humaines, et non au passé lui-même, objet de cette connaissance.

Il est, en effet, plusieurs manières d’aborder l’histoire, et plusieurs niveaux où la situer. Sans doute peut-on commencer par écarter le choix le plus superficiel, celui d’une plus ou moins «petite» histoire, essentiellement anecdotique et futile, dont l’intérêt n’est que de divertissement et dont l’examen ne peut guère renseigner (utilement d’ailleurs) que sur les goûts, les curiosités, les motivations de ses lecteurs, auditeurs, ou spectateurs (et téléspectateurs). Encore n’est-il pas sans signification que cette histoire-là draine le gros de la consommation en un temps où l’«école parallèle» et les mass media , complétant, relayant ou submergeant l’enseignement et l’écrit, lui procurent des vecteurs et des canaux de diffusion de portée plus lointaine, d’exigences réduites, d’efficacité probablement accrue.

Cependant, une fois levée cette première hypothèque, un choix décisif reste à faire. L’histoire est, d’une part, un genre littéraire, et l’historiographie peut avoir à la traiter comme telle, ainsi que le suggère la définition de Littré: «Histoire littéraire des livres d’histoire». Histoire d’auteurs et de livres, l’histoire de l’histoire n’est pas en ce sens différente de celle des autres productions de l’esprit; elle décrit l’évolution des thèmes et des formes, dégage des influences et des filiations, contribue à élucider les secrets de la création artistique, et sert à reconstituer des paysages et des modèles culturels. Aucun de ces apports n’est négligeable. Mais, comprise de la sorte, l’historiographie ne peut espérer rendre compte de ce procès cumulatif, fait d’acquisitions, d’éliminations et de corrections de trajectoire, à terme, d’enrichissements, sans lequel l’histoire ne saurait prétendre au statut de science, fût-ce sous l’aspect, modeste, à certains égards, de science humaine. Il n’y a aucune raison pour qu’elle conduise à déceler, de Tacite à Michelet, par exemple, le moindre progrès – pas plus que l’histoire des doctrines économiques ne permet de conclure à la supériorité du génie de Keynes sur celui de Ricardo. Il n’en va pas de même, on le sait, de l’histoire de l’analyse économique qui permet, elle, de mesurer les conquêtes successives du savoir. C’est en ce second sens, et non comme galerie d’historiens, que peut se justifier une vue globale de l’historiographie, moins attentive aux exploits singuliers qu’aux étapes de l’intelligence.

1. L’histoire classique

Nous sommes habitués à chercher les étapes de l’intelligence, à peu près exclusivement, dans les limites de notre aire culturelle, méditerranéenne, puis «occidentale». Sans doute, en la matière, ce parti pris peut-il se justifier. Non que le souci d’aider la mémoire collective à garder le souvenir – un certain souvenir – soit spécifique de la tradition occidentale; mais aucune autre, semble-t-il, ne l’a poussé jusqu’aux mêmes développements.

Hors d’Europe: traditions figées ou évolutions bloquées

En Chine s’est fixé très tôt, dans des annales dont certaines remontent au VIIIe siècle avant J.-C., un style d’enregistrement très précis, mais très sec, des faits bruts, consignés dans leur stricte succession, dont l’histoire ne se dégagera jamais parfaitement. Les compilations consacrées à chacune des dynasties impériales, des premiers Han (IIe-Ier s.) aux Mandchous (1644-1911), présentent le même caractère officiel, plus documentaire qu’élaboré; si leur continuité leur confère évidemment un intérêt exceptionnel, aucun progrès ne s’y révèle, et même l’une des rares personnalités qui s’y manifestent fortement est celle de l’auteur qui leur fournit leur modèle, Sima Qian (env. 145-87 av. J.-C.). Le régime étatique des Tang (618-907) fit de leur rédaction une tâche proprement bureaucratique, et, malgré l’apparition et l’affirmation, sous les Song (960-1279), d’une tendance érudite et critique plus exigeante, leur forme s’imposa encore, au XIe siècle, à l’œuvre, considérable et d’un esprit neuf, de Sima Guang. Au siècle suivant, avec Yuan Shu, le vieux cadre annalistique était pourtant remis en question, au profit d’un agencement plus logique des matières, mais le mouvement tourna court, et lorsque la culture chinoise sortit, au XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle, d’une longue période de stérilité ou de stagnation, l’histoire accusait un net recul dans l’enseignement, les examens, et même le mouvement intellectuel, dominé, au temps de la «renaissance» Qianlong (1736-1796), par la critique philologique des textes canoniques du confucianisme. Zhang Xuecheng (1738-1801) tenta de lui rendre sa place et de la rénover, peu avant que l’«ouverture» arrachée par les Occidentaux ne vînt briser l’isolement de l’Empire du Milieu et l’intégrer, laborieusement, au monde.

En dépit d’une évolution technique qui laisse une impression d’inachèvement, l’histoire n’en semble pas moins avoir répondu, pour les Chinois, à un besoin et à des dispositions que l’on est bien loin de retrouver chez les Indiens. L’acclimatation du bouddhisme en Chine, en un sens, fut son historicisation. Pourtant, l’Inde eut aussi ses annales; mais elle n’alla guère au-delà; le sens même de l’histoire y restait limité ou conditionné par le refus du temps, ou du moins de la chronologie, la force des mythes cycliques, aboutissant à la conception d’un éternel présent, le goût proliférant du merveilleux.

L’univers de l’Islam apparaît certainement comme plus favorable à des préoccupations qui, déjà, ne sont pas étrangères à son livre saint: le Coran, par un de ses aspects, est un livre d’histoire, axant les récits qu’il consacre aux peuples sémites sur l’accueil que ces derniers ont fait aux Prophètes, et la collecte des traditions relatives à Mahomet – les had 稜th – renforce bientôt cette orientation. Cependant la conquête et la fondation de l’empire arabe, la rencontre et l’assimilation partielle des vieilles civilisations orientales ne conduisent pas à dépasser sensiblement le niveau de la narration méticuleuse, étayée sur l’entassement plus que sur la critique des témoignages, où se situent les historiens de l’époque ‘abb sside, comme Tabar 稜 (mort en 923). La confection de répertoires, de dictionnaires, d’encyclopédies, dont l’intérêt documentaire, notamment géographique, accru par la volonté d’universalisme, est plus clair que l’originalité, se prolonge au cours des siècles suivants. Il reste évidemment, génie solitaire au déclin du classicisme arabe, Ibn Khald n (1332-1406), sociologue et philosophe de l’histoire autant ou plus qu’historien, dont la pensée, fondée sur l’analyse des clans, des ethnies et des États, sur celle des genres de vie qui assurent ou distendent leur cohésion, sur l’examen de leur hiérarchie, liée au sentiment religieux qui les anime, va, elle, très au-delà de la tradition islamique. Celle-ci, en fin de compte, n’aboutit pas non plus à une conception ni à une pratique de l’histoire proches de celles que nous connaissons. L’histoire arabo-musulmane, écrit André Miquel, demeure «si puissamment centrée sur le phénomène de la révélation coranique, de son aventure au cours des siècles et des innombrables problèmes qu’elle pose, qu’elle semble aujourd’hui ne s’ouvrir qu’avec difficultés, sinon avec réticences, à un type d’études et de méthodes historiques inspiré de l’Occident».

Naissance de la tradition occidentale

L’Occident, on le sait, ce fut d’abord la Grèce, le «miracle grec» – dont c’est tâche d’historien, précisément, de réduire, autant que possible, la zone d’inexpliqué.

Les plus lointaines origines connues remontent à Hécatée de Milet (né vers 550 av. J.-C.) et aux «mythographes», auteurs de généalogies qui visaient à insérer dans le temps des hommes les actes traditionnellement prêtés aux dieux et aux héros. Avant eux, bien entendu, et avant les Grecs, il y eut des sources écrites (pour ne parler que d’elles, par la convention admise qui fixe le commencement de l’histoire à l’apparition de l’écrit): tablettes de Sumer ou de Cappadoce, archives de Lagash, de Larsa, de M ri, d’Ugarit, de Khattushash, de Tell el-Amarna, de Ninive; mais pas de trace d’une œuvre historique élaborée.

Ensuite vient Hérodote, né vers 485 avant J.-C., qualifié de «père de l’histoire» par Cicéron, qui écrit dans son prologue: «Voici l’exposé de l’enquête entreprise par Hérodote d’Halicarnasse pour empêcher que les actions accomplies par les hommes ne s’effacent avec le temps...» Il manifeste ainsi la volonté, source de l’esprit historique, de préserver le passé du naufrage dans le temps, mais, cette fois, le passé des hommes; et le terme «enquête», ou «recherche», traduction du mot, encore vague, dont on a fait celui d’«histoire», se rattache à une racine indo-européenne impliquant les idées de «voir» et de «savoir», et qui, jusqu’à Polybe à peu près (mort vers 125-120 av. J.-C.), conservera ce sens mal différencié. L’œuvre elle-même, qui a peut-être commencé comme une enquête géographique (les spécialistes en discutent), a pu relever aussi du goût et de l’art du conteur, mais elle est une œuvre d’historien, même si la critique y reste dans l’enfance; elle s’articule autour d’un grand problème, celui des rapports et du conflit entre les Grecs et les Barbares, et cherche, à sa manière, au-delà du récit, une cohérence des événements.

Hellanicos de Mytilène, né vers 479 avant J.-C., est moins connu que Hérodote et Thucydide. Cependant, on peut lui attribuer une autre paternité, celle de la recherche érudite, compagne et servante de l’histoire. Il compila des tables chronologiques, bâties sur les listes des prêtresses de Héra au temple d’Argos (auxquelles Hippias d’Élis devait substituer dans la seconde moitié du Ve s. av. J.-C. celles des champions des courses quadriennales d’Olympie), et des monographies de cités grecques et de peuples barbares.

Enfin, Thucydide, de vingt à vingt-cinq ans plus jeune qu’Hérodote, et déjà si différent, parce que tellement plus maître d’une méthode critique et plus conscient d’une exigence d’intelligibilité, offre dans son histoire de la guerre du Péloponnèse le premier chef-d’œuvre d’une histoire «devenue adulte», en moins d’une génération, selon le mot de H. I. Marrou.

Désormais sont fixés les traits d’une historiographie «classique», qui va durer, prendre allure et valeur de modèle, avec certaines faiblesses ou compromissions que des exigences plus modernes ont rendues sensibles:

– l’insistance et l’amplification rhétoriques, soulignées par le goût des «discours» fabriqués et attribués aux principaux acteurs (encore peut-on y voir un procédé, «naïf», pour analyser un caractère, une situation, une décision; aujourd’hui encore ce type de méthode existe, moins ouvertement artificiel, mais d’une «psychologie» souvent aussi approximative);

– le pragmatisme, trop confiant dans les vertus éducatives ou exemplaires de l’histoire parce qu’il présuppose facilement une possibilité de répétition des faits (d’où, chez Thucydide, ce programme dont le second article est évidemment plus fragile que le premier: «voir clair dans les événements passés, et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies»);

– une vision trop étroite du champ de l’histoire, fondée sur une sélection des «objets» d’étude selon des critères de convenance ou de dignité, eux-mêmes inspirés par l’échelle des valeurs régnantes (vision que ratifiera, en 1694, le premier Dictionnaire de l’Académie française définissant l’histoire comme «le récit des choses dignes de mémoire»; la question est de savoir lesquelles).

Orientations de l’histoire et de l’érudition antiques

De l’Antiquité gréco-latine il faut retenir l’œuvre de Polybe, hors de la tradition rhétorique, solidement implantée depuis le IVe siècle et la victoire d’Isocrate et de son école. Plus encore que la grandeur de son dessein (l’explication de l’impérialisme romain et de ses succès), la méthode utilisée par Polybe est digne d’intérêt: combinaison du récit et de la théorie aristotélicienne pour une étude des causes de la transformation et de la succession des régimes politiques, recherche des lois endogènes de l’histoire au lieu du recours aux mythes, à la Fortune ou à un principe supérieur.

À cela s’ajoute, en dehors des études considérées alors (et pour longtemps) comme proprement historiques, le développement d’un travail d’érudition. Celui-ci bénéficie, à partir du IIIe siècle avant J.-C., de l’évergétisme des monarchies hellénistiques, et de la création, à Alexandrie, à Pergame, notamment grâce à leurs musées et leurs bibliothèques, de centres de documentation, d’échanges intellectuels, d’enseignement, où apparaît une activité vraiment professionnelle de savants et de chercheurs, les scholiastes, par exemple: peut-être trop principalement orientée vers la critique des textes (d’où une liaison, une dépendance de l’histoire à l’égard de la philologie), elle est toutefois élargie et vivifiée, en cette époque d’universalisme, par l’apport des œuvres et des traditions d’Égypte et d’Orient. Sous l’Empire romain, ce travail continue, en s’appauvrissant, en tournant de plus en plus à la compilation purement livresque; la crise du IIIe siècle le réduit encore dans le monde grec, et dans l’Occident latin l’arrête, malgré un bref sursaut dans la seconde moitié du IVe siècle, lié sans doute à la réaction païenne esquissée au temps de Julien.

Comme s’effondraient en même temps les conditions de l’activité littéraire – sa langue, son public, tout son support social et culturel –, la fin du monde antique semblait, dans l’immédiat, entraîner l’historiographie dans sa chute. Cependant, à plus long terme, la crise qui l’emportait favorisa son enracinement.

Déjà la philosophie stoïcienne, en un monde démesurément agrandi par l’explosion hellénistique, puis par l’unification romaine, avait préparé les esprits à l’idée d’un univers organisé, mû par une raison divine, et à celle d’un genre humain, fondamentalement un, ignorant les frontières que les Grecs de l’époque classique dressaient entre eux-mêmes et les Barbares.

Si elle contribua à tuer certaines formes, à vrai dire anémiées, de la culture païenne, l’implantation victorieuse du christianisme fut celle d’une religion historique fondant son dogme sur une séquence d’événements bien définis, ordonnée de part et d’autre de la date essentielle de l’Incarnation. Intégrant à sa propre histoire celle, annonciatrice et préparatrice, du peuple juif, la religion nouvelle devait aussi la situer parmi celle de tout l’environnement d’Israël. Il lui fallait établir toute une série de correspondances entre l’histoire du peuple élu et celle des gentils, et, en même temps, démontrer la vérité de la sienne et la défendre contre ses adversaires internes ou externes, adeptes d’autres croyances, hérétiques ou schismatiques. Il en résulta un énorme travail d’apologétique et de controverse – dont l’évêque Eusèbe de Césarée (mort en 338) fit une synthèse provisoire continuée par saint Jérôme (mort en 420) –, un effort de traduction et d’exégèse auquel saint Jérôme, par sa Vulgate latine de la Bible, a aussi lié son nom, et une tentative d’élucidation globale du sens de l’histoire, une philosophie et, plus précisément, une théologie de l’histoire, celle de saint Augustin (354-430) et de sa Cité de Dieu . Ainsi, non sans risques et confusion, l’entrée du christianisme dans le monde de la sagesse antique aboutissait-elle à convaincre plus fortement les hommes de la dimension historique de leur condition d’hommes, vivant dans le temps.

Thèmes et modèles de l’histoire médiévale

La pratique historiographique de l’Occident médiéval est d’abord réduite à la sécheresse des annales monastiques et royales ou aux stéréotypes des vies de saints (du reste révélateurs, à l’analyse, d’un intéressant contenu culturel). Quand elle reprend vigueur, au XIIe siècle, elle semble renouer le fil de la tradition chrétienne du Bas-Empire. Vincent de Beauvais, Otton de Freising et d’autres compilateurs conduisent leurs histoires universelles, éclairées par la révélation, de la création jusqu’à l’époque où ils vivent, tout en s’affranchissant parfois, tel Jean de Salisbury, de la périodisation des âges successifs de l’humanité, classique depuis saint Augustin, et en cherchant à faire leur part, à côté des desseins providentiels, aux raisons terrestres.

Cependant, cette fidélité à un universalisme par l’histoire et par la théologie se combine avec des préoccupations moins ambitieuses, mais plus neuves. Des particularismes, que l’on n’ose dire nationaux, se font jour sous la trame superficiellement homogène de l’histoire du genre humain: Paul Diacre écrit l’histoire des Lombards; tout un courant «normand» de l’historiographie s’exprime avec Orderic Vital, avec Dudon de Saint-Quentin, avec Geoffroi de Monmouth, dont l’Historia regum Britanniae répond de ce point de vue au De Gestis regum Anglorum de Guillaume de Malmesbury; Eudes de Deuil célèbre le rôle des Français dans la croisade de Louis VII. Il apparaît surtout une espèce de fragmentation de ce modèle global, et hérité, qu’est l’histoire universelle, en modèles ou sous-modèles se rattachant de façon plus précise et plus réaliste aux divers pôles de la société médiévale; on distingue ainsi une histoire monastique ou épiscopale avec, dès le VIe siècle, l’Historia Francorum de Grégoire de Tours (essentiellement centrée, malgré son titre, sur le siège de saint Martin), ou encore, au Xe siècle, les Annales de Flodoard de Reims; une histoire ecclésiastique aussi, mais évoluant vers l’histoire urbaine, avec l’universitaire parisien Pierre le Mangeur (XIIe siècle), ou surtout, avec les œuvres italiennes et allemandes, comme celle d’Adam de Brême; et enfin une histoire monarchique, d’abord biographique (le prototype en est la Vita Karoli d’Eginhard, mort en 840), puis dynastique: celle qu’ont bâtie, par exemple, à la gloire des Capétiens, les moines de Fleury-sur-Loire, puis ceux de Saint-Denis, et dont la traduction en langue vulgaire (Grandes Chroniques de France , 1274) attestera la valeur de propagande. La littérature historique en langue vulgaire répond généralement à la curiosité d’un public pour lequel elle prend en quelque sorte le relais des chansons de geste; elle exprime aussi, selon le cas, une volonté de justification, sensible dans le récit que Villehardouin donne de la quatrième Croisade, au début du XIIIe siècle, un souci d’idéalisation de la personne royale – c’est l’aspect hagiographique du Saint Louis de Joinville (1309) – ou même une prise de parti politique: Froissart, au XIVe siècle, puis les chroniqueurs du XVe siècle sont au service d’un prince, d’une faction, d’une cause.

La pointe extrême de ce mouvement peut sans doute être cherchée dans la personnalisation de l’histoire universelle, ramenée, d’une certaine façon, à une perspective autobiographique, et annonçant l’individualisme de la Renaissance, telle qu’on la trouve, dès le XIIe siècle, chez Guibert de Nogent – dans le cadre inattendu d’une histoire de la croisade: Gesta Dei per Francos – ou chez Abélard.

Ce qui manque à l’historiographie médiévale, ce n’est donc pas, semble-t-il, la nouveauté des projets ou de l’inspiration. Elle pouvait s’appuyer d’ailleurs sur un milieu socio-culturel tout pénétré de l’importance du temps, sous des formes diverses: «temps de l’Église ou temps du marchand», selon une distinction de Jacques Le Goff; temps où s’inscrivent, signes et témoins d’un événement daté, les actes écrits – testaments, chartes de fondation, de donation, de franchise, contrats de compagnie, etc. – qui sont la base des relations, des droits et des pouvoirs. Mais elle s’est heurtée à d’autres obstacles. Malgré le travail entrepris, avec de pauvres moyens, sur la Bible de saint Jérôme, dès la Renaissance carolingienne, puis aux XIIe et XIIIe siècles, ou sur Aristote – à travers ses versions arabe ou latine – à l’époque de saint Thomas, ce sont les insuffisances et la stagnation des méthodes critiques qui bloquent alors les progrès de l’histoire. C’est l’effort des humanistes, en ce domaine de l’érudition, qui lui donnera son nouveau départ.

Histoire, humanisme et belles-lettres

Encore ce départ se fera-t-il attendre. L’affermissement des méthodes critiques et le développement des «sciences auxiliaires» sont une condition nécessaire, mais non suffisante de la transformation de l’histoire. Celle-ci, longtemps encore, les tient à l’écart; histoire et érudition continuent à suivre des chemins séparés.

L’humanisme est un puissant mouvement érudit. Les grands courants de l’esprit et de la sensibilité qui le portent (non sans accidents de parcours et incompréhensions mutuelles), la Renaissance, la Réforme, lui fournissent des motivations et des moyens divers. Un contact plus étroit et plus familier avec la culture antique donne à la philologie une vitalité nouvelle et favorise l’étude des textes, ainsi que celle d’autres catégories de documents (monnaies, inscriptions), tandis que le domaine grec, redécouvert, s’ajoute au trésor des sources latines. Tout part d’Italie et si un seul nom doit être cité (faute de pouvoir suivre ici tous ces foisonnements de la connaissance, qui ne vaudront d’ailleurs, pour l’histoire, que comme instrument), ce sera celui de Lorenzo Valla (1407-1457) – auquel les Français ne manqueront pas d’opposer, en notant le décalage chronologique, celui de Guillaume Budé (1467-1540). Bientôt après, la crise religieuse, multipliant les polémiques, relance l’exégèse et ramène l’intérêt vers l’établissement des Annales ecclesiastici , titre du recueil catholique que le Napolitain Baronius (1538-1607) oppose aux Centuries de Magdebourg , compilées par l’Illyrien Vlaci あ (1520-1575). Des conditions plus générales encore, comme l’enrichissement relatif de l’Europe, assurent en même temps au travail intellectuel des moyens et une fécondité accrus.

L’histoire, pourtant, en profite peu ou mal. L’acquis principal de la période c’est qu’elle s’exprime désormais, couramment, en langue vivante: là encore, mis à part le cas des mémorialistes, de Villehardouin à Commynes (1447-1511), les Italiens donnent l’exemple avec les grands Florentins de la fin du Quattrocento et du début du XVIe siècle, Machiavel et Guichardin (plus «politistes» qu’historiens, à bien des égards). Mais, pour les historiens humanistes, cette nouvelle accessibilité n’est que la contrepartie nécessaire d’un pragmatisme de moralistes, de serviteurs des États et des princes, au besoin de propagandistes. Leur utilitarisme, combiné avec une conception fondamentalement rhétorique du discours, fait d’eux, comme ils le souhaitaient, de bons mainteneurs ou restaurateurs de la tradition antique, mais marque en même temps les limites de leur apport et l’ambiguïté de leur aspect novateur. On les trouve, d’autre part, médiocrement attentifs aux bouleversements du monde où ils vivent, à la «révolution économique», à la découverte des terres nouvelles et des civilisations lointaines, avec des exceptions, comme celle de Jean Bodin (1530-1596; mais lui est plutôt un théoricien). Oratoire, héroïque comme autrefois, et d’ailleurs explicitement «passéiste», leur histoire manque autant d’horizon que de méthode, malgré des apparences, parfois conquérantes, de liberté d’esprit à l’égard de modèles obsédants et de jugements convenus; Étienne Pasquier (1529-1615), Lancelot de la Popelinière (1540-1608) figurent au petit nombre de ceux qui travaillèrent à s’en dégager.

En fait, le blocage demeura. Le bilan de l’âge «classique», au sens scolaire du terme, est sans doute moins positif pour l’histoire que celui de la période précédente. L’histoire n’appartient pas alors au domaine actif de la vie de l’esprit: la science qui s’édifie à travers les systèmes de Descartes et de Newton cherche des vérités éternelles, universelles, objectives, et son prestige rabaisse par comparaison cette discipline du contingent et du conjectural. Pascal la voit impuissante à s’appuyer sur le raisonnement et sur l’expérience, vouée à l’application du principe d’autorité, donc purement livresque, simple objet de mémoire, inapte au progrès. Le modèle culturel de l’«honnête homme», le modèle scolaire, propagé par les collèges jésuites, ajoutent à ces refus leurs effets stérilisants. Jamais sans doute l’histoire ne fut plus strictement réduite au statut de genre littéraire, défini par la bienséance, l’éloquence, l’art de la composition, et par là capable de «plaire», et aussi d’«instruire», en tant que «leçon de morale et de politique», comme l’abbé de Mably le répète encore en 1778. Perte de substance qui va jusqu’à la négation de la durée: pour Fontenelle lui-même, ce champion de la raison critique, «quelqu’un qui aurait bien de l’esprit, en considérant simplement la nature humaine, devinerait toute l’histoire...». Combattant sous d’autres couleurs, Bossuet ne fait pas davantage confiance au temps: le changement, la «variation» est à ses yeux signe d’erreur et marque du mal; la théologie de l’histoire ne sert plus guère avec lui qu’à enfermer le cours de l’aventure humaine dans un système caricatural où la Providence, réglant les révolutions des empires, descend au rôle de metteur en scène.

2. L’histoire, science humaine

Décevants pour la «grande histoire», le XVIIe et le XVIIIe siècle préparent et annoncent pourtant la mutation décisive du métier d’historien en assurant ses bases par le développement de l’érudition. Sous cet angle, l’impression de piétinement ou de stérilité que donne l’historiographie de l’âge classique laisse la place à celle d’un progrès continu, reliant l’œuvre des humanistes à celle des chercheurs du XIXe siècle. Ainsi s’amasse un savoir, se confirme et se précise une méthode que pourra exploiter une histoire devenant elle-même savante, sinon scientifique.

Établissement des bases scientifiques de l’histoire

La plupart des techniques érudites prennent forme entre la fin du Quattrocento et l’époque de la Révolution française, ou, si l’on préfère, entre l’invention de l’imprimerie et celle de la machine à vapeur. L’archéologie, la numismatique, la sigillographie, pour les témoignages «figurés», la philologie, l’épigraphie, la papyrologie, la paléographie, la diplomatique, pour les témoignages écrits, se partagent, avec d’autres, ce champ des sciences auxiliaires, bientôt devenues traditionnelles. Pratiques artisanales, issues de la curiosité d’amateurs éclairés, elles passent, plus ou moins vite, au stade du travail professionnel ou même collectif, régulier, organisé, codifié, et institutionnalisé. L’activité des congrégations religieuses – avant toute autre celle des Bénédictins de Saint-Maur –, la fondation des académies contribuent à leur donner des cadres. Les noms de Leibniz, de L. A. Muratori, traduisent la part qu’y prennent certains des grands esprits du temps. Celui de Dom Mabillon reste attaché à l’une de leurs acquisitions les plus fameuses, la formulation, dans le De Re diplomatica (1681), des critères qui permettent de juger l’authenticité d’un acte et d’établir la vérité, par la concordance de sources indépendantes.

En Allemagne, où la Réforme a limité le rôle des ordres monastiques, ce sont les académies, puis les universités qui accomplissent la majeure partie de ce travail et qui lui donnent, à partir du début du XIXe siècle, un développement plus large et plus systématique. La recherche érudite s’y étend à de nouveaux secteurs, comme la grammaire comparée, la philologie germanique, ou y prend de nouvelles dimensions, par exemple en histoire des religions. De vastes collections de documents y sont mises en chantier: Monumenta Germaniae Historica , Regesta impériaux et pontificaux, Corpus d’inscriptions... Mais le caractère le plus neuf de ce mouvement scientifique est sans doute son intégration à l’histoire elle-même. Déjà Berthold Georg Niebuhr (1776-1831) et surtout Leopold von Ranke (1795-1866) ont construit leur œuvre historique sur l’exploitation plus ou moins méthodique des sources rassemblées et critiquées par l’érudition; Theodor Mommsen (1817-1903) réalise la synthèse de ces deux aspects autrefois distincts du métier d’historien.

Cette convergence fait alors la supériorité et le prestige de la «science allemande». Les autres écoles nationales, plus nettement différenciées qu’au temps de l’humanisme ou même du siècle des Lumières, n’ont pas encore atteint ce stade. En France, le développement des sciences auxiliaires et la confection des instruments du travail historique, relativement avancés au siècle précédent, suivent les mêmes voies qu’outre-Rhin, mais sans connaître la même ampleur, malgré l’impulsion donnée par des ministres comme Guizot et Victor Duruy, malgré des succès retentissants en tel ou tel domaine, par exemple, l’égyptologie. En Angleterre, le retard reste longtemps plus marqué, et, comme sur le continent ou aux États-Unis, l’exemple allemand y sera décisif.

Auparavant, une autre évolution a dû s’accomplir. Plus essentielle sans doute, portant en tout cas, plus profondément, sur l’objet et sur l’esprit mêmes de l’histoire, elle tendait, en mettant l’accent sur l’exigence de rationalité que le genre a toujours comportée, mais que finissait par masquer sa dégradation en art d’agrément ou en recueil de recettes expérimentales, à renouveler sa problématique et à la hausser au niveau où, bientôt pourvue d’une méthode scientifique, l’histoire pourrait prendre sa place parmi les sciences de l’homme, à côté de disciplines plus jeunes.

L’histoire idéologique

L’évolution, il est vrai, ne se fit pas sans détours. Sa première étape, au XVIIIe siècle, coïncide avec la substitution de l’esprit «philosophique» à une théologie de l’histoire qui avait épuisé sa vertu. Mais elle ne se ramène pas au remplacement du modèle providentialiste par une nouvelle thématique bâtie autour du mythe du progrès (qui s’annonce d’ailleurs plus tôt, chez Bodin par exemple, et ne s’affirmera complètement que plus tard avec le romantisme).

L’originalité du siècle tient également à l’élargissement des curiosités qui s’évadent à la fois de l’univers antique, judéo-chrétien et occidental pour découvrir enfin d’autres mondes et d’autres civilisations, et de la conception dynastique et politique de l’histoire pour s’attacher à d’autres formes, matérielles ou culturelles, de la vie collective. Sur l’un et l’autre point, rien de définitivement acquis: des reculs se produiront. Mais dans l’immédiat, l’exotisme conduit à un sens de la relativité qui tranche sur l’universalisme classique. L’intérêt porté à des aspects plus variés et moins nécessairement «nobles» du passé amène Fénelon à proclamer dès 1714 qu’«il est cent fois plus important» d’observer comment «les mœurs et l’état de tout le corps de la nation ont changé d’âge en âge, que de rapporter simplement des faits particuliers».

Malgré des incompréhensions, des préjugés, des facilités, malgré l’inégalité de son information, ces préoccupations neuves font la modernité de Voltaire historien dans Le Siècle de Louis XIV (1751) et surtout l’Essai sur les mœurs (1756). Un esprit assez proche inspire Edward Gibbon dans Decline and Fall (1776-1788), livre nourri de l’apport des «antiquaires» et des philologues, et construit autour du problème de la décadence romaine, qu’il présente comme «le triomphe de la religion et de la barbarie», ce qui, bien sûr, le date. R. G. Collingwood (1889-1943) a pu écrire: «Au sens strict où Gibbon et Mommsen sont des historiens, il n’existe pas d’historien avant le XVIIIe siècle», c’est-à-dire d’auteur d’une «étude à la fois critique et constructive, dont le champ est tout le passé humain pris dans son intégralité, et dont la méthode est de reconstruire le passé à partir de documents écrits et non écrits, analysés et interprétés dans un esprit critique».

Il reste que cette histoire philosophique est assez ouvertement partisane. Au service d’autres causes, ou porteuses d’autres intentions, les écoles historiques qui lui succèdent conservent ce caractère. Ce sont toujours des idéologies, ou du moins des sentiments et des choix organisés, dans une certaine mesure, en corps de doctrine qui s’expriment et s’affrontent au moyen des ressources de démonstration et de polémique que l’histoire leur fournit. Aussi leur rapport avec les conditions sociales et politiques propres à chaque pays est-il en général étroit et très apparent: c’est là une autre raison, avec l’inégal développement des méthodes critiques, de la différenciation de styles historiques nationaux. L’histoire anglaise, du comte de Clarendon (1609-1674), témoin de la guerre civile du XVIIe siècle, à Macaulay (1800-1859), brillant interprète des certitudes whig , reflète la précocité d’une certaine forme de vie politique et l’importance attribuée au parlementarisme. L’histoire libérale de Guizot, plus «doctrinaire» et plus profond, ou d’Augustin Thierry, plus narratif et coloré, s’inscrit dans le grand débat qui divise la société française depuis la crise révolutionnaire et l’épisode napoléonien; Michelet et Tocqueville traduisent, de façon d’ailleurs fort différente, les réactions à la lente, mais parfois tumultueuse, montée de la démocratie. Ce que l’œuvre de Michelet – le plus fort de ces tempéraments d’historien – doit à la sensibilité romantique et à son génie visionnaire importe beaucoup à son intelligence, mais moins à l’étude du développement général de l’historiographie.

L’histoire allemande elle-même n’en est pas moins fortement marquée par ce besoin de participer aux grandes luttes politiques, sociales et idéologiques qui engagent le destin des peuples. Elle a aussi ses libéraux, Rotteck, Dahlmann, Gervinus, Hausser. Mais elle a surtout suivi la leçon de Herder (1744-1803) et l’appel du Volksgeist , ce génie irréductible de chaque peuple qui, plus ou moins justement entendu, conduira si aisément au nationalisme une Allemagne en quête d’unité, de puissance, plus tard d’une «place au soleil». Sanctus amor patriae dat animum : cette devise des Monumenta aurait pu être celle de Ranke ou de Mommsen – aux sentiments toutefois nuancés ou discrets –, celle surtout des grands historiens prussiens, J. G. Droysen (1808-1884) ou H. von Treitschke (1834-1896). Les écoles italienne ou russe appelleraient des remarques analogues. C’est l’époque où les affrontements nationaux s’expriment aussi par des querelles d’historiens: la guerre de 1870 est pour Mommsen et Fustel de Coulanges – pourtant l’un des moins «engagés» des historiens français de son temps – l’occasion d’opposer leurs conceptions du fait national.

L’histoire positive

La science n’écarte pas tous les risques de compromission. Quand son prestige monte au zénith, après le milieu du siècle, elle fournit à son tour à l’histoire comme aux autres formes de la pensée une idéologie dominante, celle du scientisme d’inspiration biologique d’un Taine, par exemple, ou celle d’un Renan, plus fuyante sous son maniérisme, mais fondée elle aussi, pour ce savant attaché à faire la «science exacte des choses de l’esprit», sur une croyance de substitution, la sacralisation de l’intelligence critique.

De façon plus pragmatique, l’histoire scientifique qui triomphe après 1870 reste en bien des cas une arme nationale ou politique utilisée dans les luttes de partis, ou bien comme instrument scolaire de formation civique et de création du consensus national: la IIIe République et l’œuvre d’Ernest Lavisse en donnent un remarquable exemple.

Ce qui pourtant domine désormais c’est une idée et une pratique de l’histoire plus assurées qu’ambitieuses. Partout, dans les pays développés, son enseignement s’organise, son infrastructure érudite se constitue ou s’enrichit. Le métier est maintenant institutionnalisé, la corporation a ses règles, ses techniques. Mais elle semble se satisfaire aisément de travailler son jardin. Le positivisme qui l’inspire a perdu de vue les larges horizons du comtisme, et il réduit même le champ des études historiques et la manière d’entendre et de faire l’histoire bien en deçà des buts que lui assignaient Voltaire, Guizot, Michelet.

Sans doute cette histoire de professionnels, et le plus souvent de professeurs, offre-t-elle en moyenne une solidité documentaire et des garanties critiques supérieures à celles que présentaient les œuvres de leurs devanciers. Le «consciencieux effort du XIXe siècle» est passé par là, «ramenant l’historien à l’établi», et Marc Bloch – qui ne s’en contentait pas – a bien marqué ce que cet acquis avait de définitif. Mais son contenu et son esprit témoignent d’un singulier appauvrissement. Le positivisme y est devenu refus de toute profondeur, déclarée par principe hors de prise, culte obstiné du fait, dont la notion est acceptée sans analyse: le fait, c’est l’événement singulier, wie es eigentlich gewesen ist , disait Ranke, «comme il s’est véritablement passé», et que l’historien, une fois qu’il l’a établi, n’a qu’à enregistrer passivement. Il s’agit donc de reconstituer une trame d’événements, et ce seront, le plus souvent, les «grands événements», ou leur petite monnaie: en somme, la traditionnelle histoire politique, avec, pour le reste, l’«histoire de la civilisation», des appendices, des éléments de «tableau» – rien de continu, d’organique, d’intégré. Et rien non plus qui conduise l’historien à regarder hors de son domaine, du côté des disciplines voisines. Peu d’inquiétudes, en fin de compte, et peu de ressources pour répondre à celles que va voir naître le XXe siècle.

L’histoire aujourd’hui

De l’école, dont le manuel de C. V. Langlois et C. Seignobos (Introduction aux études historiques , 1898) fut en France le formulaire, et ses auteurs les noms les plus symboliques, il reste de bons instruments de travail. «Méthode historique, méthode philologique, méthode critique: beaux outils de précision..., écrivait Lucien Febvre en 1946. Mais savoir les manier, aimer les manier, voilà qui ne suffit pas à faire l’historien. Celui-là seul est digne de ce beau nom qui se lance dans la vie tout entier», et prend ainsi le risque d’avoir à «s’adapter à un monde perpétuellement glissant».

Parce que le monde et la vie changent, l’histoire a changé. On ne peut que rappeler ici, à titre d’évidences, quelques-unes des forces qui conduisent à cet élargissement et à cette rénovation. Le «temps du monde fini» ne s’accommode plus d’une histoire sans horizons, et, au fond, provinciale. Les révolutions démographiques, économiques, sociales, politiques, mentales qui se déroulent sous nos yeux chargent l’histoire d’un poids démesurément alourdi de matière et bouleversent ses anciens équilibres. La pression ou le défi, non seulement de nouvelles idéologies, dont l’une, le marxisme, fut longtemps à la fois partout présente et maîtresse d’une partie du monde, y compris de son historiographie, mais aussi de sciences neuves – de la géographie humaine et de la sociologie à la linguistique, à la psychanalyse, à l’ethnologie – l’obligent à répondre à des questions qui ne s’étaient jamais posées pour elle, ou qui se posent tout autrement; toutes ces sollicitations du présent modifient la lecture qu’elle donne du passé. Une lecture qui remonte d’ailleurs de plus en plus loin, l’extension dans le temps s’ajoutant à son extension dans l’espace: l’histoire des peuples (ou des âges) sans histoire, ou du moins sans textes, ne paraît plus aujourd’hui une entreprise tout à fait impossible.

L’histoire est toujours à refaire. Les historiens français qui en sont conscients le doivent, pour la plupart, à l’impulsion donnée, à partir des années 1930, par les Annales de Lucien Febvre, de Marc Bloch, et de leurs continuateurs, groupés autour de Fernand Braudel, et, sur un plan voisin, celui de l’histoire économique et sociale, par Ernest Labrousse. D’autres demeurent fidèles à des traditions différentes, d’autres encore s’engagent sur des voies plus ou moins divergentes – et les cloisonnements nationaux, qui restent solides, trop solides, aboutissent à une répartition variable selon les pays de ces diverses tendances: on pourrait en dresser la carte, marquer par exemple l’autorité (mais non exclusive) que conserve dans l’historiographie allemande l’Historismus tel que le définissait Friedrich Meinecke, entre les deux guerres mondiales, ou l’importance que prend dans l’historiographie américaine (mais pas seulement chez elle) le quantitativisme intransigeant des «cliomètres» et de la new economic history . C’est peut-être sur ce dernier front que l’histoire doit livrer aujourd’hui ses combats les plus importants. La légitimité d’une histoire quantitative, ou «sérielle», et la valeur de certains de ses apports ne sont pas douteuses; mais il est plusieurs façons de l’entendre, du simple comptage à la formalisation et à la construction de modèles, et il n’est pas certain que toutes soient toujours également possibles, ni qu’elles couvrent tout le champ de l’histoire dont les frontières nous restent encore inconnues.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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